Les bases rationnelles et scientifiques du Yoga classique


En hommage au Pr Pierre-Sylvain Filliozat et à Shri Mahesh Gatradyal qui furent mes maîtres au sein de l’Ecole Internationale de Yoga Traditionnel.

Une idée reçue se trouve largement répandue : il existerait une opposition entre un Occident épris d’efficacité, de rationalité et de rigueur scientifique, et un Orient merveilleux, mais fantaisiste et irrationnel.  Ces caractéristiques prêtées à l’Orient vaudraient tout particulièrement pour le Yoga : les Yogis, aimables apôtres de la non-violence, s’illusionneraient sur leurs prétendus pouvoirs et auraient l’esprit encombré de conceptions farfelues.

La critique faite au Yoga porterait ainsi sur deux aspects : l’efficacité de sa pratique et les fondements de sa théorie.

Pour ce qui concerne le premier point - l’absence de résultats tangibles du Yoga - les choses ont évolué sensiblement depuis quelques décennies.

Le développement des études scientifiques sur les effets de différents exercices de Yoga, initiées dans les années 1960 par le Pr Jean Filliozat et Shri Mahesh Gatradyal, apportèrent des preuves des effets bénéfiques réels de la discipline. Plus récemment, le perfectionnement des techniques d’investigation, avec l’utilisation de l’IRM, et le développement des neurosciences, ont encore élargi le champ des bienfaits du Yoga scientifiquement reconnus, notamment sur le fonctionnement du cerveau.

Ces études scientifiques sont très utiles car elles légitiment, aux yeux de beaucoup d’Occidentaux, la pratique du Yoga. Elles permettent, tout d’abord, d’apporter la certitude qu’il y a bien quelque chose qui se passe, et non pas rien. Par ailleurs, une discipline qui prétend faire du bien au corps et à l’esprit, et qui se laisse si aimablement observer, ausculter, disséquer, ne peut rien avoir de suspect à cacher. Ainsi, dans l’esprit de nombreux Occidentaux septiques, se sont créées progressivement les conditions d’une confiance véritable envers le Yoga. Et ces personnes en sont ensuite parvenues à la conclusion qu’en s’appliquant elles-mêmes un peu aux exercices proposés, elles en obtiendraient immanquablement des résultats positifs.

Le Yoga est donc maintenant  une pratique aux effets bénéfiques scientifiquement mesurés.

Mais l’opinion occidentale reste encore largement convaincue du deuxième reproche fait au Yoga : l’esprit des Yogis serait encombré de conceptions farfelues, aussi alambiquées que dépourvues de base réelle. L’ouvrage célèbre de Mircea Eliade, « Le Yoga -  Immortalité et Liberté », paru en 1954, n’a pas dissipé l’équivoque, mais l’a peut-être même accentuée : en donnant une présentation intellectualiste de la discipline, beaucoup de lecteurs ont renoncé à trouver dans la théorie du Yoga une conception ordonnée du monde réellement utile, c’est-à-dire qui nous aide véritablement à vivre. Aussi, l'approche déployée en France par Jean Filliozat pour aborder la philosophie du Yoga nous semble extrêmement fructueuse : spécialiste des idées, mais disposant d’une formation initiale de médecin ophtalmologiste, il n’a eu de cesse de rapprocher la pensée indienne de la science. Un tel biais rend immédiatement à la pensée indienne son unité et sa majestueuse clarté.

En exposant les fondements rationnels et scientifiques qui sont à la base du Yoga, nous ne prétendons pas être exhaustifs, mais voulons simplement faire ressortir quelques lignes de force qui éclairent l’apport fondamental de l’Inde à la civilisation humaine. Comme nous le verrons, ces principes fondamentaux, s’ils sont très anciens, demeurent pleinement d’actualité. A un moment de son histoire où l’être humain, par son comportement, remet en question la vie même sur terre, il peut être utile de présenter comment l’Inde a su concevoir de façon harmonieuse la place de l’homme dans la nature, et lui montrer comment, à travers la pratique du Yoga, son joyau, contribuer au respect de la vie.

Nous nous référerons pour cela au Yoga classique, ou traditionnel, tel qu’il a été exposé dans   les Yoga Sutra  de Patanjali  et dans le Hatha Yoga Pradipika. La référence à un Yoga prétendument moderne, ou contemporain, ne présente selon nous aucun intérêt : l’appellation « Yoga » est tellement galvaudée aujourd’hui qu’elle ne semble plus rien vouloir signifier d’autre que « pratique », indépendamment de tout contenu.

1.       L’ ordre universel,  fondement de la connaissance et du Yoga


La notion d’harmonie universelle constitue le pivot autour duquel la civilisation indienne s’est construite.

Une telle idée n’a pu s’imposer, et se maintenir, qu’en raison d’une contrainte physique extrêmement rigoureuse.

11. Une contrainte géographique majeure : la mousson

Quand on se rend en Inde, et tout particulièrement dans le Nord, on constate que toute forme de vie y dépend d’un phénomène météorologique singulier : le retour périodique de la mousson, cette saison des pluies qui s’échelonne du mois de juin au mois de septembre.

Les conséquences de cette donnée climatique se trouvent accentuées par une réalité géologique proprement incontournable : la présence de l’immense chaine de l’Himalaya, aux sommets si escarpés.

Les vents de mousson, qui viennent du golfe du Bengale, se heurtent à cette barrière naturelle infranchissable. Ne pouvant remonter vers le Nord, les nuages noirs de pluie déversent alors sur tout le flanc Sud de l’Himalaya  d’énormes quantités d’eau, fertilisant ainsi la vallée du Gange.


Sans cette eau, il n’y aurait pas de récolte, et partant pas de nourriture, ni pour les humains, ni  pour les animaux.

Que cette mousson soit en avance - et qu’on n’y soit pas préparé -  ou qu’elle tarde à venir ;  qu’elle tombe en quantité insuffisante, ou de manière excessive, et ce sont des désastres pour  des millions d’êtres humains. Les journaux télévisés et leurs images dramatiques continuent de nos jours encore à rendre compte de l’impact vital de ce phénomène climatique sur tout le sous-continent indien.

La prégnance de la mousson est telle qu’elle structure même le temps. Ainsi, en sanskrit, l’année est exprimée par le mot même qui désigne la pluie, varsa (varsas désignant  la saison des pluies).

Habitants sauvant leur bétail pendant la mousson K.M Chaudary /AP/SIPA
Aux quatre saisons connues en Europe, qui induisent une grande diversité, et favorisent une conception linéaire du temps, la division de l’année en deux périodes majeures - la pluie et l’absence de pluie - a favorisé l’émergence d’une représentation circulaire des événements. La vie qui s’écoule est le retour du même.

Cette conception cyclique du temps est, elle-même, à l’origine de l’idée de réincarnation : à la fin de chaque existence, l’esprit poursuit son cheminement en réapparaissant de nouveau. Il est  simplement associé à une autre enveloppe corporelle, tout comme une personne quitterait un habit usé pour en revêtir un neuf.

Comme on le perçoit, le phénomène de la mousson a conduit à l’émergence de cette idée fondamentale: il existe dans la nature un ordre harmonieux des choses qui permet la vie.

Une telle conception sous-jacente structure toute  la civilisation indienne et se trouve à l’origine même du Yoga.

Voyons comment une telle idée a  organisé le champ de la connaissance et l’organisation sociale.

12. la civilisation indienne se structure autour de la notion d’ordre cosmique

Le mot Véda désigne en sanskrit, la Connaissance, le savoir suprême. Un tel terme n’est pas étranger aux Occidentaux puisqu’il donnera naissance au mot allemand wissen qui désigne la science. Quatre ouvrages fondamentaux relèvent en Inde de cette connaissance : le Rigvéda, le Samaveda, l’Yajurveda et l’ Atharvaveda.

Le plus ancien de ces textes, le Rigveda, écrit en sanskrit archaïque, et rédigé sans doute vers 1500 avant JC*, est centré autour de l’idée d’un ordre universel qui doit être préservé.

C’est le terme Rita qui désigne l’ordre, la réalité et la vérité. Il est synonyme du mot Dharma (Disposition) qui deviendra si important dans l’hindouisme et le bouddhisme ultérieurs.

Le contraire du Rita est l’Amrita qui qualifie le désordre, l’erreur et le mensonge. 

Cet ordre universel se manifeste dans tous les phénomènes. Il embrasse ainsi les réalités physiques infiniment grandes, comme la rotation des planètes, mais aussi les phénomènes infiniment petits, comme les objets de notre vie quotidienne. Par ailleurs, le Rita enveloppe les phénomènes inanimés, tels que les choses, et animés, comme la vie humaine et animale.

Chercher à découvrir l’ordre caché des choses (Rita), derrière le désordre apparent (Amrita), va donner naissance à trois rameaux essentiels de ce Savoir suprême (Véda): connaissance scientifique, religion, éthique.

121. la connaissance scientifique :


Le savoir scientifique a pour particularité de mettre en lumière les relations rationnelles qui existent entre les phénomènes que les humains peuvent constater, sans recourir pour cela à des puissances surnaturelles explicatrices.

Les habitants de l’Inde ont, tout d’abord, cherché à comprendre les causes de la mousson et à prédire avec précision son retour périodique. Observant le ciel et les objets qui s’y déplacent, ils ont relevé que la pluie revenait  lorsque le soleil et la lune reprenaient une position particulière. Ils en ont donc déduit l’influence du mouvement des astres sur la mousson, et ces notations  constituèrent les prémisses de l’astronomie.

Le Rigvéda fournit ainsi de nombreuses informations sur les mouvements des planètes, du Soleil et de la Lune. Pour rendre compte du caractère irrégulier de leur trajectoire, que l’on relève parfois, il est fait appel à des modèles numériques, ce qui induit le développement parallèle des mathématiques.
Jantar Mantar, observatoire astronomique de Jaipur, XVIIIe s. © donyanedomam - Fotolia

 


 
 
 
 
 
A côté de ce savoir scientifique embryonnaire, un autre champ de la Connaissance se déploie dans le Rigveda : le savoir religieux.

122. le champ religieux 


La religion et la science partagent un objectif commun : expliquer les phénomènes observés, c’est-à-dire en dégager les causes. Cependant, l’explication fournie par la religion ne relève pas de la seule pensée rationnelle.

Ainsi, pour interpréter les phénomènes climatiques dont ils étaient témoins, les habitants de l’Inde recoururent à  l’intervention de forces surnaturelles qu’ils ont personnifiées et divinisées.

Le Rigveda constitue ainsi un recueil de 1028 hymnes adressés à  trente-trois divinités (dévas). Les  principales en sont Indra (dieu de l’orage, qui « représente la source de la vie cosmique qu’il transmet à la terre par l’intermédiaire de la pluie »)*, Varouna (dieu du ciel et de l’ordre du monde, le rita), Agni (dieu du feu *), Vayu (dieu du Vent).

Par ailleurs, le savoir religieux exposé dans le Rigvéda ne sert pas seulement à comprendre les phénomènes naturels. Il est aussi destiné à agir sur eux d’une façon favorable aux hommes. C’est ainsi, qu’impressionnés par les puissances qui se manifestaient devant eux lors de la mousson, les habitants de l’Inde cherchèrent alors à se les concilier, se les rendre favorables au travers de rituels.

Au sein du panthéon védique un dieu retient tout particulièrement notre attention, Agni. L’importance de ce dieu est telle que le premier hymne du Rigveda lui est dédié.

Exposons ses caractéristiques, avant de présenter sa mission fondamentale dans la préservation de l’ordre cosmique.

. Les caractéristiques d’Agni

Agni est un dieu à l’identité ambivalente et ce, à plusieurs égards.

 Il est à la fois manifeste et caché.

Agni est représenté avec trois têtes pour signifier qu’il se montre de trois façons : dans l’espace sous la forme du soleil, dans le ciel sous la forme de l’éclair et sur terre sous la forme du feu. Ce feu c’est, bien sûr, celui du foyer, réconfortant, utilisé pour cuire les aliments et se chauffer. Mais le feu se dissimule aussi dans le bois qu’il va pouvoir embraser. Il se cache aussi dans l’eau, qui est sa demeure, et dont il jaillit lorsque la foudre surgit des nuages de pluie.

Agni se révèle encore ambivalent d’une autre manière. Il est, en effet, vivant et représente la vie en chaque être humain.  Mais, par ailleurs, il s’avère extrêmement dangereux car il dévore tout, aussi bien les maisons que les corps humains. Il pourrait donc nous ôter cette précieuse existence.

Enfin, caractéristique essentielle, le feu est pur et Agni possède le pouvoir de tout purifier, mêmes les actions les moins honorables.

S’intéresser à Agni, pour un pratiquant du Hatha Yoga, n’est pas inutile. Dans différents exercices, le feu intérieur se trouve activé. Ces pratiques servent tout d’abord à stimuler le feu digestif et à  s’assurer une bonne assimilation des aliments, gage d’un excellent état de santé physique. Mais, l’activation du feu intérieur sert aussi à obtenir les bienfaits avancés de la pratique du Hatha Yoga. De telles pratiques nécessitent la connaissance et l’emploi du  corps énergétique. Ainsi, l’adepte s’entraine à maitriser l’énergie vitale, par les postures et les exercices de Pranayama. Puis, il conduit les souffles subtils en un lieu particulier de son corps pour les faire pénétrer à l’intérieur du canal central (Sushumna). Là, il procède, grâce à la concentration,  à l’activation du feu intérieur qu’il fait s’élever pour agir en des centres bien définis (chakras) et réaliser la Félicité et la connaissance suprême.
Yogi, dans le froid, générant le feu intérieur

Après avoir présenté Agni et ses principales caractéristiques, voyons maintenant le rôle fondamental qu’il joue dans la préservation de l’ordre cosmique.

. le rôle d’Agni dans la préservation de l’ordre universel

Comme on le fait à l’égard de tout être puissant et potentiellement dangereux : il est habile de s’en  concilier les bonnes grâces. C’est là l’objet du culte védique.

Le rituel fondamental exposé dans le Rigvéda est le sacrifice (yajña). A travers lui, il s’agit d’honorer un dieu par des louanges, de le prier d‘agir, en lui faisant différentes offrandes : oblations et  libations, constituées de grain, de lait et d’une plante mystérieuse, le soma. C’est donc par l’intermédiaire d’Agni, en étant brûlées, que ces offrandes sont transmises aux autres dieux.

Un tel rituel permet ainsi à l’ordre cosmique d’être préservé et rétabli, s’il avait été transgressé par des agissements humains inappropriés.

On perçoit ainsi, l’importance du troisième champ de la connaissance que met en lumière le Rigvéda : le comportement éthique.

123. l’éthique


Précisons-le d’emblée : les quatre Védas ne comportent pas de développements relatifs à la morale, aux notions de bien et de mal. Néanmoins, l’éthique est une notion manifestement sous-jacente. Comme nous l’avons vu, l’ordre cosmique se manifeste tant sur le plan du macrocosme que du  microcosme. Il est donc indispensable que les actions humaines soient harmonieuses pour qu’un tel ordonnancement universel soit protégé.

Condensant en un chant, ce que doivent être les oeuvres humaines, le Rigvéda (chapitre 10, 117)* encourage le don, le partage du repas avec celui  qui a faim. Ainsi, l’offrande qui était déjà au cœur de la liturgie védique se trouve louée dans le comportement quotidien des hommes.

Plus tard, dans l’hindouisme, le système des castes définira précisément ce qu’est le devoir (Dharma) de chacun en fonction de sa naissance. Néanmoins, un tel cloisonnement sera tempéré par l’affirmation de valeurs  éthiques universelles. Ainsi, dans le Bhagavata Purana (VIIIe - Xe siècle ap. JC), Krishna énoncera-t-il : « non-violence, véracité, absence de tout désir de dérober, non-soumission au désir, à la colère et à la convoitise, activité dirigée vers ce qui est bon et agréable pour tous les êtres, tel est le dharma commun à toutes les castes. »

Après avoir rappelé l’importance de la notion d’ordre cosmique, qui structure toute la civilisation indienne, montrons en quoi cette notion est au centre de la pratique du Yoga.

13. la pratique du Yoga et la préservation de l’ordre cosmique

Il serait totalement anachronique de chercher dans les Védas la trace même de la notion de Yoga et l’idée d’un être qui se tient à l’écart de la société, en marge, pour poursuivre une quête de développement intérieur et de pleine santé. La notion de Yoga s’épanouira plus tard dans l’hindouisme.

Néanmoins, il est indiscutable que la notion de rita, d’ordre cosmique, qui est au centre du Rigvéda, se trouve au cœur même de la démarche du Yogi et ne peut se concevoir sans elle.

Le Yogi, par sa pratique, qui inclut toutes les actions de sa vie, contribue à préserver l’ordre cosmique et à le restaurer lorsqu’il est menacé.

Il y parvient parce que les principes éthiques ordonnent totalement son existence. Voilà pourquoi Patanjali exposera les principes moraux (Yama et Nyama) avant d’aborder les postures, le Pranayama et la concentration (Dharana). Aucun résultat solide ne saurait être obtenu si le Yogi n’a pas établi dans sa propre vie le respect de principes éthiques fondamentaux (non-violence, véracité, honnêteté, tempérance).

C’est un principe de base souvent oublié aujourd’hui. Tout le monde veut faire du Yoga, ce qui est bien légitime. Toutefois, chacun ne s’en donne pas pleinement les moyens. Et lorsqu’elles se trouvent privées de leurs bases, les formidables techniques du Yoga ne procurent alors pas leurs effets puissants, et la pratique devient vite décevante.

Dans une société cloisonnée par le système des castes, le Yogi est celui qui s’affranchit de cet ordre social étouffant.

Le Yogi est un renonçant. Mais une telle affirmation doit être explicitée car elle pourrait nous faire peur. L’adepte du Yoga a seulement renoncé aux problèmes, et en cela il est un sage. Son renoncement n’est pas une position idéologique, mais  procède de son expérience de la vie : il a éprouvé le peu de bien qui découle de la quête du pouvoir, du plaisir, de la célébrité et du désir d’être admiré, qui font habituellement courir les humains. Désormais, libre de l’illusion, il se consacre avec ardeur aux techniques du Yoga, pour en expérimenter le bonheur véritable et la pleine santé.

Ainsi, le Yogi œuvre constamment pour le bien universel et son bien propre. C’est la raison pour laquelle, à l’occasion de chaque cours, il est indispensable, en préambule, de raviver et raffermir notre motivation. Tout, alors, s’ordonne avec facilité, de façon naturelle : on adopte simplement des attitudes corporelles justes (asanas), en les posant sur une respiration épanouie, en étant pleinement présent à ce qui se passe (concentration). Les bienfaits ressentis sur le corps et l’esprit,  l’affermissement de la santé, sont simplement les conséquences d’une quête que le Rigveda poursuivait déjà il y a 3000 ans : l’harmonie universelle.

 


 
 

Tous les êtres humains sont, pour nous, très précieux


Voici une méditation qui va vous servir de base pour développer la non-violence. Vous en avez déjà développé une certaine forme, sans quoi vous ne participeriez pas à ce cours de Yoga.
Générer une telle attitude est indispensable pour obtenir des résultats ordinaires qui sont ceux que les Occidentaux recherchent : être moins stressé, moins anxieux, moins irritable, et obtenir une très bonne santé physique. Mais son affermissement s'avère nécessaire pour obtenir les résultats supérieurs de la pratique.
Il est certain que la mise en œuvre de quelques techniques de Hatha Yoga après l'accomplissement d'une telle méditation produiront de très grands bienfaits.


La non-violence (Ahimsa) constitue indiscutablement la base du Yoga. Il n’est ainsi pas possible de le pratiquer de façon authentique sans mettre en œuvre ce principe de respect d’autrui et de soi. C’est ce qu’établit Patanjali dans les Yoga Sutra en présentant les prescriptions que doit respecter tout pratiquant,  avant d’aborder les postures, la maitrise du souffle et la concentration. Et le tout premier principe moral qu’il énonce est précisément la non-violence*.

Traditionnellement, un maître ne décide d’accepter pour élève qu’une personne qui présente les qualités requises pour la discipline. Cette exigence  n’a , au fond, rien d’étonnant. Nous prenons bien soin de servir un excellent plat dans des assiettes propres, il est donc légitime de déposer les excellentes techniques du Yoga dans un esprit dépourvu de souillures grossières.

Au fil des mois et des années de pratique, cette aspiration non violente ne cessera de s’affirmer davantage pour constituer l’axe même de la vie du Yogi : tous ses actes du corps, de la parole et de l’esprit convergeront vers cette finalité : respecter la vie, la magnifier et lui permettre de s’exprimer pleinement.

Pour affermir une telle orientation de l’esprit, il est indispensable de méditer.

Pour cela, l’ordre des opérations intellectuelles à respecter est le suivant : d’abord apprendre, puis réfléchir et, enfin, méditer.

Apprendre signifie qu’il faut recevoir un enseignement, c’est-à-dire écouter attentivement un discours cohérent qui rende compte de la vérité profonde d’un phénomène.

Réfléchir exige de passer un tel discours au crible de la raison : examiner les objections qui se présentent et les réfuter, éclaircir les zones d’ombre et dissiper les doutes. On se « collette » avec l’enseignement comme on éprouve la solidité d’un tissu, en le tirant dans tous les sens.  

Lorsqu’on est parvenu à une ferme conviction, qu’un avis contraire ne saurait plus ébranler, alors on médite : on se familiarise, jour après jour, avec l’excellence de ce qui a été transmis, jusqu’à ce que cela ne fasse plus qu’une unité avec notre esprit. A chaque méditation, le nœud coulant de l’ignorance se desserre un peu plus.

Pour que notre esprit soit pleinement empli de non-violence, pour qu’il devienne amour et altruisme, il est indispensable de méditer sur le caractère précieux de tous les êtres humains.

Précisons que la méditation qui va suivre ne présente aucun caractère religieux.  Elle respecte pleinement la laïcité et les orientations spirituelles de chacun. Il ne sera ainsi fait référence ici à aucune divinité, ni principe transcendant ou notion philosophique qui pourrait heurter un esprit déjà tourné vers une foi particulière, ou n’adhérant à aucune. Une telle méditation vise simplement à développer notre part d’humanité, à renforcer la fraternité entre les êtres, et ne fait appel qu’à des sentiments partagés par tous.

Dans une société où le repli sur soi, la méfiance et l’égoïsme deviennent comportements ordinaires, purifier notre esprit de telles souillures est une ardente nécessité pour vivre simplement en paix avec les autres.
 

1.   Comment percevons-nous habituellement les autres êtres humains
11. La classification usuelle
Ordinairement, nous rangeons les personnes dans trois catégories bien définies : les  amis, les indifférents et nos ennemis. Ces trois catégories seraient, en principe, bien étanches, durablement établies et fondées sur les vertus de l’évidence.

Nos amis, ou  ceux que nous appelons nos proches, sont ceux avec qui nous nous entendons bien. Nous leurs réservons nos meilleures pensées, de douces paroles. Nous nous dévouons pour eux et leur adressons tendresse et affection.

Les indifférents sont légions. Pourtant, ils n’existent quasiment pas pour nous : nous les croisons, transparents, sans même les saluer, ne leur adressant ni parole, ni regard. Leurs joies, comme leurs souffrances, nous laissent de marbre. Voisins de palier, ou peuples du bout du monde, ils forment les cohortes d’un peuple invisible à nos yeux.

Nos ennemis, ou dans une forme atténuée « les casse-pieds », nous agacent, nous irritent. Nous ne les aimons pas et leur gardons un chien de notre chienne. Nous nous réjouissons, à tout le moins, de leurs difficultés, quand nous ne les suscitons pas !
 21. Les caractéristiques de cette classification

Une telle classification est séduisante : elle se pare de la simplicité de l’évidence. Tel responsable politique français d’extrême droite assénait en 2006 : « Je préfère ma famille à mes amis, mes amis à mes voisins, mes voisins à mes compatriotes, mes compatriotes aux Européens. **» Il est vrai qu’il énonçait cela avant de se brouiller avec sa fille qui n’eut de cesse de le destituer de la présidence d’honneur de son parti !

Un tel exemple suffirait à nous inciter à réfléchir pour ne pas nous fourvoyer dans des choix politiques hasardeux.

Une telle réflexion est d’autant plus importante que cette classification n’est pas neutre : elle sert à légitimer nos actions. Nous sommes gentils avec nos amis, neutres envers les indifférents, peu tendres envers nos ennemis. Or, comme nos actions, selon la loi de la rétribution des actes, sont à l’origine de notre bonheur ou notre souffrance future, il est donc vital de fonder notre comportement sur des bases certaines.

Or, précisément, les Yogis réfutent la validité de la classification ordinaire.
 

2.   Le rejet de la classification traditionnelle

Une telle classification n’est pas bien établie, elle est incertaine : nous ne cessons de déplacer d’une catégorie à l’autre les êtres que nous y rangeons.

Ainsi, le groupe des proches est douteux : les amis d’un jour peuvent devenir des ennemis du lendemain.

Souvenons-nous de ces « deux amis de trente ans » qui, à l’occasion de la  campagne présidentielle de 1995, se révélèrent de féroces adversaires, et ne se sont plus jamais parlés depuis!

Moins célèbres, mais plus proches de nous, les exemples foisonnent. Deux jeunes gens follement amoureux sont inséparables, ne peuvent plus vivre un seul jour loin de l’autre. Et pourtant, trois ans plus tard, ces deux êtres se séparent dans un violent divorce.

D’amis, on peut ainsi devenir ennemis, aussi rapidement qu’on retourne un gant. Il suffit parfois d’une seule petite contrariété.

Inversement, nous connaissons tous de très belles histoires où des personnes qui se détestaient de longue date parvinrent à se réconcilier et à nouer des relations chaleureuses et constructives.

Ainsi, après la mort de Romeo et de Juliette, les familles Montaigu et Capulet décidèrent de renoncer à la haine qui les opposait et firent ériger une statue à la mémoire de leurs enfants disparus.

Il en va des pays comme des individus : des peuples autrefois ennemis héréditaires, tels la France et l’Allemagne, sont devenus depuis 1945 de solides alliés.

Il serait donc bien puéril de fonder notre comportement à l’égard des êtres sur des catégories aussi incertaines et instables que celles d’amis et d’ennemis.

 

3.   Reconnaitre le caractère précieux de tous les êtres et transformer notre comportement à leur égard

Tous les êtres humains nous sont proches parce qu’au-delà de différences mineures nous partageons une aspiration commune.

31. Percevoir notre unité de destin

Les Yogis développent une sagesse qui comprend la véritable nature des phénomènes. Ils perçoivent ainsi l’unité profonde qui relie tous les êtres. C’est d’ailleurs le sens même du terme sanskrit « Yoga » : union.

Chaque être humain se trouve confronté au même problème existentiel : la souffrance de la maladie, de la vieillesse et de la mort. Les Yogis cherchent ainsi une voie de salut qui les libère définitivement de cette charge et leur  permette de réaliser un bonheur authentique et durable. Tous ces êtres humains, amis, indifférents, ou ennemis, poursuivent cet objectif fondamental : être en bonne santé et heureux. Une telle aspiration scelle un destin commun entre nous tous.

Maintenant que nous avons établi le dénominateur commun entre toutes les personnes, voyons comment chacune d’elle, proche ou non, nous est fondamentalement bénéfique.
 

32.Developper une attitude juste envers les différentes sortes d’êtres
 

·        Les êtres que nous aimons

Les Yogis nous enseignent : les êtres que nous aimons spontanément, continuons à les choyer.  Mais attention, ne nous leurrons pas : ne confondons pas amour authentique et attachement. Aspirons du fond du cœur au bonheur de l’autre personne, quitte à ce qu’elle se sépare de nous, qu’elle aille ailleurs. L’attachement n’est qu’une pure illusion, une création artificielle de notre esprit : nous exagérons les qualités de l’autre personne et en minimisons les défauts. Et quand nous connaissons mieux la personne, alors les écailles nous tombent des yeux et nos illusions s’évanouissent. Le charme cesse d’opérer et nous sommes alors déçus : nous reprochons à l’autre de ne pas être tel que nous l’avions conçu.

Alors, nous passons d’un aveuglement à l’autre : nous nous mettons à majorer les défauts de la personne et ne voyons plus ses qualités. A l’attachement a succédé l’hostilité : l’ami est devenue ennemi.

La sagesse des Yogis décape le réel des oripeaux de l’imagination car ils  n’aiment rien tant que la vérité.

Les Yogis font le choix toujours renouvelé d’aimer tous les êtres tels qu’ils sont, parce qu’ils les voient avec l’œil de la compassion et de la sagesse.

·        Les êtres qui nous indifférent

Ceux que nous considérons ordinairement avec indifférence, reconnaissons à quel point ils nous sont, en vérité, utiles.

Nous nous identifions la plupart du temps à notre corps. Ainsi, quand nous voyons son reflet dans une glace, nous pensons spontanément : « C’est moi ! »

Nous nous plaisons à penser que nous existons par nous-même. Pourtant, dans ce corps, il n’y a, en vérité, pas grand-chose qui soit notre !

Constatons, déjà que ce corps a pour origine deux cellules sexuelles qui viennent de nos parents, donc de deux êtres absolument distincts de nous.

Par ailleurs, en sortant du ventre de notre mère,  il y a eu des médecins, des infirmières qui ont pris soin de nous à l’hôpital. Nous n’aimons pas nous en souvenir et pourtant, sans eux, nous n’aurions pas vécu bien longtemps.

Nos parents, ces personnels médicaux nous ont donc été extrêmement bénéfiques, sans eux nous ne disposerions pas actuellement de ce précieux corps. Les Yogis leur vouent donc une grande reconnaissance.

Ce corps, ensuite, a grandi, s’est fortifié, à partir des nutriments trouvés dans notre alimentation journalière. Or, cette nourriture nous ne la produisons pas nous-même, nous ne la fabriquons pas. Nous nous contentons de l’acheter et de la consommer. Sans le travail des autres êtres, notre survie ne saurait être assurée.

Songeons à ce qu’une simple bouchée de pain a nécessité comme effort pour être produite et arriver jusqu’à nous. Ce pain a été fabriqué par un boulanger, qui s’est servi d’un pétrin pour préparer la pâte, d’un four pour la cuire. De tels accessoires ont eux-mêmes été fabriqués dans des usines. Leur fonctionnement nécessite de l’électricité qu’il faut produire dans des centrales, à partir de matériaux fissiles qu’il a fallu extraire de mines. De son coté, la farine a été obtenue à partir d’une récolte faite par un agriculteur qui s’est servi d’engrais, d’un tracteur pour labourer, d’une moissonneuse pour couper. Ces outils avaient été eux-mêmes fabriqués ailleurs et exigent pour fonctionner l’utilisation de carburant qui n’a pas jailli spontanément de terre, mais a du être pompé par une compagnie pétrolière, puis raffiné, acheminé par tanker, ou oléoduc… Une simple bouchée de pain n’a ainsi pu parvenir jusqu’à nous qu’après que des dizaines de milliers d’êtres soient intervenus  et aient fourni un travail.

Tous ces êtres qui nous permettent de vivre, et même parfois de simplement de survivre, soyons leur reconnaissants.  

De même, sans nos vêtements, nous ne pourrions pas vivre en cette période de froid hivernal. Là encore, chacun de ces textiles, si modeste soit-il, fabriqué en coton, a nécessité une culture dans une lointaine cotonnerie, dont l’exploitation nécessite une grande quantité d’eau, puisée dans le sous-sol par de grosses pompes….  L’esprit se perd ainsi dans la contemplation de ces ramifications sans fin, tout comme l’imagination de Pascal se perdait dans la contemplation des merveilles de l’univers !

Pour chacun de nos habits, des dizaines de milliers de personnes ont contribué par leur ouvrage à sa production. Soyons leur reconnaissants de ce qu’ils ont accompli.

Notre métier, aussi, nous aimerions penser que nous l’exerçons par notre seul mérite, nos seules capacités et compétences. Mais il n’en est rien. Nous avons eu besoin de maitres, d'enseignants pour recevoir les connaissances que nous possédons. Le chef d’entreprise, de son coté, a besoin de salariés pour que son entreprise fonctionne. Et les salariés ont, en retour, besoin d’être embauchés, encadrés, rémunérés.

Où que nous tournions notre esprit, nous ne sommes pas seuls, nous avons constamment besoin des autres êtres. Tous ces êtres forment une communauté qui nous aide à vivre.

Et quand je prends ma voiture, chaque jour, je pense à remercier tous ceux qui me permettent de me rendre là où je dois aller car, sans eux, je n’y parviendrai pas. Chacun d’eux est utile, précieux, et je le remercie en mon cœur de son travail.

Ceux que je prenais spontanément pour « indifférents», par myopie, courtesse de vue, ceux dont je ne reconnaissais pas l’utilité, ils m’apparaissent, à la réflexion, étonnamment précieux et je les remercie de leur présence.

·        Les êtres qui nous posent problème

Maintenant, pensons aux êtres qui nous agacent, nous irritent et que nous rangeons dans la catégorie des « casse-pieds ».

Ils nous sont utiles à plusieurs égards. Ils nous permettent, tout d’abord, de nous affirmer en leur posant des limites et en les faisant respecter.

Certaines personnes outrepassent leurs droits, ne respectent pas la liberté d’autrui. Elles ont donc besoin d’être recadrées, remises en place, sans méchanceté, mais avec la fermeté requise. Il est nécessaire de les dissuader de persévérer dans un comportement néfaste pour elles, comme  pour les autres êtres.

Ces personnes nous permettent aussi de développer un altruisme authentique. Si nous n’étions bons qu’avec ceux qui le sont spontanément envers nous, nous n’aurions pas grand mérite. Les Yogis ont un comportement bénéfique à l’égard de tous les êtres humains. Simplement, avec certains ils utilisent des moyens plus vigoureux qu’avec d’autres.

Enfin, ces êtres nous permettent de développer la patience. Il s’agit de ne pas répondre aux insultes ou aux menaces, en vertu du principe de non-violence.

En ayant ainsi examiné successivement ces trois catégories - amis, neutres, ennemis -  nous percevons que tous sont,  d’une façon ou d’une autre, extrêmement bénéfiques.
 

CONCLUSION

Un tel exposé fait partie de l’aspect sagesse de la pratique du Yoga.

Ces réflexions vont à l’encontre du sens commun qui range spontanément les êtres dans trois catégories. Mais nous avons vu à quel point une telle classification était sans fondement véritable.

Il serait maintenant nécessaire d’investiguer  en profondeur, de pousser ces réflexions aussi loin que notre esprit peut le faire. Ainsi, nous parviendrons à générer une conviction inébranlable, nous forger un avis ferme qui ne pourra pas être déstabilisé par une opinion contraire, ou par la rhétorique fallacieuse d’un beau parleur.

Quand nous serons convaincus de la justesse de telles affirmations, alors commencera la méditation proprement dite : s’imprégner, jour après jour, de l’excellence de telles pensées pour infléchir, petit à petit, notre esprit.

On peut se dire : « Mais, c’est bien fatiguant de réfléchir ainsi ! »  Certes, mais la transformation de notre esprit et de notre comportement est à ce prix.

Chaque fois qu’on reviendra vers de telles pensées, l’étau de l’égoïsme et de l’ignorance  se desserreront un peu plus. Et quand nous ressentons de la fatigue, pensons que ce sont en réalité notre égoïsme et notre étroitesse de vue qui se fatiguent.

En quelques jours, quelques semaines, nos relations sociales se transformeront : au lieu d’un apriori négatif à l’égard de tout être humain, ce sera une attitude d’ouverture, d’accueil, de respect, qui s’enracinera un peu plus. Nos relations humaines deviendront plus fructueuses, plus joviales, notre vie deviendra plus heureuse.

Dans un climat où les tensions sociales s’exacerbent, où les êtres se replient sur soi, recherchent un petit bonheur à l’écart, dans une bulle illusoire, les Yogis nous enseignent qu’être heureux passe nécessairement par accueillir tous les êtres humains: on ne peut pas être heureux seul, ni entre soi, mais en s’ouvrant aux autres.

Christian Ledain

 

NOTES :

* Voir notre article ici : La non-violence, essence du Yoga, 29 août 2017


**Jean-Marie Le Pen,le 09 décembre 2006, France, dans la Faculté LESLA